B.A.R.O.U.D
8 mai
Le droit au travail

 

Qu'est ce que je pourrais penser de cela aujourd'hui ? Je crois que je ne déteste rien de plus que cette association d'idée. D'autres avant moi sont revenus au sens premier du mot travail qui descend de trepalium : instrument de torture en latin. Fort de ce renseignement, je me demande encore comment aliénation et droit peuvent se conjuguer dans une même expression. Voilà un des paradoxes de notre société, toujours en quête de sens et qui pourtant détourne ou falsifie les significations acquises, celles sur lesquelles elle repose. Mais à quoi sert le dictionnaire bordel? A pas grand chose on dirait depuis qu'Hachette possède désormais l'essentiel des ouvrages de références. La novlang[1] est-elle en route ?

Pour en revenir à mon propos initial, j'ai fait un chemin similaire à tous mes congénères. Comme tout individu connaissant la norme et ses exigences, j'accepte une aliénation partielle de mon temps de vie. Précisons que l'on ne me demandera pas pour autant de chercher à être heureux durant toute cette période. Je pourrais d'ailleurs ne jamais me poser la question : on me propose tous les jours des bonheurs préconçus, des solutions à mal être, des remèdes miracles à l'ennui.

Plus concrètement, je vends ma force de travail pour éviter d' être banni de mon groupe en échange de quoi je subit la violence de ses préjugés et la pression du pouvoir qui les entretient. Le contrat social du capitalisme envers le salariat réside sur la menace d'en être exclu et à terme d'en mourir. Je ne rappellerais pas qu'un des pré requis pour continuer son existence c'est manger, fait indissociable à notre condition d'être humain. Et puis ne parle-t-on pas de " boulots alimentaires " ? un compromis en somme… On pourra m'opposer le vieux trip romantique de la vie en autarcie et de l'auto-production, comme par hasard marginal, limité dans le temps et l'espace, inlassablement soumis à la traque juridique.

L'idée du travail comme valeur a fini par se rajouter à tout cela. La responsabilité d'assurer sa propre subsistance en premier lieu mais aussi celle de sa famille, sans oublier bien sûr d'élever ses gosses dans ce même esprit afin de leur éviter des problèmes. De leur subsistance mais aussi une certaine docilité qui leur évitera de se mettre en position de danger. A nouveau, je pose la question : en quoi un droit peut se combiner avec une idée moralisatrice ? Une idée antinomique de tout projet de vie car ancrée dans la culture (d'ailleurs ne parle-t-on pas de " culte du travail " ?) donc qui nous échappe totalement. En quoi cette idée imposée pourrait être considérée comme un choix ? Bien sûr je prends le problème à l'envers, à mon tour de jouer sur les mots, de les retourner dans un sens qui m'intéresse et pas celui qui m'est imposé. Je pourrais même en arriver à l'idée que le droit au travail c'est aussi le pouvoir de choisir de s'y soumettre ou pas[2].

Dans le contexte actuel et dans mon pays, le droit au travail c'est plutôt le fait que chaque citoyen doit " gagner sa vie " afin que ses alter ego ne le traite pas comme un chien. Ne l'ignore pas dans la rue, ne soit considéré comme un inutile ou pire comme parasite (dans l'absolu, cette idée a déjà conduit à l'idée d'extermination ne l'oublions pas). Cela ramène aussi bien sûr à une idée toute particulière de l'Egalité inscrite dans notre Constitution. Combien de fois un Rmiste ou un chômeur s'entend dire ou ressent de la part des respectables travailleurs : " Je cotise pour toi, alors ta gueule ". L'idée de la citoyenneté assujettie à celle de la normalité. Le citoyen du XXIe siècle est un soldat productif, rodé à la discipline et au sacrifice, sensible à la récompense et la punition. Il est un vase modelé pour recevoir une manne que seule notre société peut produire du berceau au cercueil.

Faire partie de cet ensemble en acceptant d'y sacrifier les meilleures années de mon existence et en attendant bien sagement le repos bien mérité de la retraite, ça me fait étrangement penser à un discours qu'employait la religion pour nous faire accepter la vie après la mort, l'éternité de l'âme. " D'accord, t'en chie pour l'instant mais si t'es patient le royaume de Dieu brisera l'injustice et te libérera de tes peines. " Accepter, se résigner et (sur)vivre en attendant mieux…

Pourtant quotidiennement en partant au turbin, je me souviens que ce système productiviste baigne ses racines dans l'esclavage et son exploitation mercantile, dans l'asservissement de deux continents et des populations qui y vivaient, y vivent et peut-être y vivront. En trois siècles, 40 millions d'africains sont morts de la traite et de ses conséquences[3], ce qui pour les moyens de l'époque montre avec quelle fièvre la tache a été accomplie. Des quarante millions d'Amérindiens originels ne reste guère qu'une peau de chagrin. Pourtant je ne suis pas petit-fils d'esclave, je suis juste petit-fils de serf, de ceux qu'on exploitait avant de trouver encore un moyen plus rentable et plus facile de contrôler la masse laborieuse. Et qui, le jour venu de la liberté n'hésitèrent pas à exploiter à leur tour. Combien de coups de sabres dans la foule ? Combien de fusillades ? Combien de brimades ou d'exils ? Pour reproduire inlassablement les mêmes aberrations, la même logique.

Aujourd'hui je réduirais en bouillie les mots de Rousseau sur la nature de l'Homme. Une poignée de connards peut se permettre de soumettre le reste de l'Humanité. Ce système qui fort de son expérience et de son omniprésence dans notre culture existe comme une tare génétique en chacun de nous et agit contre notre bien être et nos aspirations. Il définit et impose les archétypes de réussite sociale ou d'échec par des idées pré-validables et conçues à ces fins. Nous savons que chacun de nos actes et plus particulièrement celui de consommer a des incidences qui ne se limite pas à notre existence. Le prix de la vie ne se mesure-t-il pas au pouvoir d'achat, " au pouvoir de consommation " des individus ? Ne produit-on pas des marchandises à moindre frais dans des pays où le salariat n'est pas si loin des conditions qu'avait mis en place l'esclavage ? Ces marchandises au rabais ne sont-elles pas ensuite vendues aux consommateurs les plus pauvres de l'occident ? Les pauvres d'ailleurs fabriquent pour les pauvres d'ici. Par notre propre acceptation et notre contribution, si minime soit-elle, la " machine " (comme il est coutume de la nommer) continue à tourner.

Pourtant je remettrais en cause ce raccourci symbolique simpliste. Ca n'est pas une machine conçue, rodée, entretenue pour une tâche définie et elle n'est pas non plus conduite par la main éclairé d'un grand ouvrier qui la connaît et remédie à ses dysfonctionnements. C'est juste notre aliénation que l'on construit avec notre force de travail. Et en quittant mon appartement pour gagner ma pitance je me demande encore une fois : jusqu'où monterons nous les murs de notre prison ?

LEGZ/BAROUD©


Notes:

[1]Jette un coup d'œil à 1984 de George Orwell si ça ne te parles pas.

[2]Une idée qui pourrait tout à fait rejoindre Le droit à la paresse de Paul Laffargue.

[3]Chiffres évidemment sujets à caution, ils sont tirés du livre noir du capitalisme.

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