26/05/04 |
Extrait de "Ville panique" de Paul Virilio |
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TABULA RASA« Ne pas trouver son chemin dans une ville ne signifie pas grand chose. Mais s'égarer dans une ville comme on s'égare dans une forêt demande toute une éducation » écrit Walter Benjamin bien avant les dérives parisiennes des situationnistes… […] Ce qui rend à ce point incomparable la toute première vue d'un village, d'une ville dans un paysage, c'est qu'en elle le lointain résonne en communion très étroite avec le proche. L'accoutumance n'a pas encore fait son œuvre. Inversement, lorsque la découverte s'est muée en habitude, en accoutumance à l'espace des quartiers et que nous commençons à nous retrouver , cette claire vision s'estompe pour laisser place à un aveuglement propice à la reconnaissance automatique des lieux. […] Trouver ou retrouver ? Connaître ou reconnaître ? Dans l'intervalle entre ces termes, l'unité perceptive a disparu, la Cité est devenue une agglomération, sorte de Métacité, mémorial des trajets de l'objet passager que je suis soudain devenu, moi le sujet, ce citadin programmé par sa motricité, tout autant que par le système de voirie. […] Si l'on supprimait brusquement – comme à Prague en 1968 – l'intégralité des plans Paris, les noms des rues et les numéros sur les immeubles, je m'y déplacerais néanmoins sans problème, et même la destruction – TABULA RASA – ne suffirait pas à troubler mon attente, comme j'ai pu le constater, de visu , dans le centre de Nantes après les bombardements de 1943, à Hambourg comme à Fribourg en 1953, ou plus tard encore à Berlin…finalement, seule la reconstruction pourrait me faire perdre le nord en ruinant les constructions de ma mémoire. Construction ou reconstruction ? Autre questionnement, autre interrogation à propose de cette pensée virtuelle d'un milieu approprié dont je suis l'architecte sans le savoir et surtout sans le vouloir, pour ainsi dire, spontanément. A mon corps défendant, je ne puis admettre la culpabilité, massivement reconnue, des urbanistes et des architectes dans le drame des zones sensibles d'île de France, sans ce constat : chaque citadin est un urbaniste qui s'ignore . Autrement dit, un expert de l'unité de temps et de lieu du déplacement qui va du proche au lointain. […] A ciel ouvert, la rue c'est la ruée pour une course-poursuite aussi vitale que le souffle qui nous anime…illustrant le drame des faubourgs, mais anticipant aussi bien celui des grandes banlieues du 20 e , Franz Mehring écrivait : « je ne puis dire à quel point l'absence de rue me pèse ! ». La rue, comme la route qui la prolonge, est un précipice à l'horizontale, une terre brûlée, un glacis propice à tous les assauts. D'où la différence de nature entre l'antique barricade et la grève, la grève générale , cette inertie passagère qui n'est que la forme d'un désespoir à progresser… Alors que, jadis, on obstruait la voie de communication pour marquer son opposition, en pratiquant la «clameur » - un hurlement collectif signalant au seigneur le mécontentement de ses sujets -, avec le syndicalisme et la presse, on fait le vide et on se tait en attendant la manifestation, le défilé de la Bastille à la Nation, ou inversement. On comprend mieux ainsi la réussite de la stratégie du baron d'Haussmann, multipliant les rocades, les grands axes rayonnants, sans parler des la construction de l'immense réseau d'égouts – ancêtre du métropolitain -, ce bel hygiénisme de façade qui amènera le préfet de préfet de Paris à aérer la capitale, en la dotant de squares nécessaires au repos des masses, tout en lançant parallèlement les projets d'édification de l'asile Saint Anne et la maison ‘arrêt de la Santé, idéologies sécuritaires et sanitaire se renforçant mutuellement. […] Comme le rappelait le maire de Philadelphie, après les émeutes urbaines des années 1960, aux Etats Unis : « désormais, les frontières de l'Etat passent à l'intérieure des villes. D'ailleurs, pour apporter une confirmation supplémentaire à cette « déterritorialisation aéro-orbitale » de l'ère de la mondialisation, signalons la pratique récente consistant à établir un « protectorat humanitaire » - autrement dit une occupation temporaire – sur les bases aériennes du pays soumis au contrôle, et cela aussi bien en Afrique, au Kosovo avec la base américaine de Bindsteel, qu'en Irak aujourd'hui, à Bagdad ou à Mossoul. LA DEMOCRATIE D'EMOTIONCréer l'événement, disions nous, mais l'accident n'est il pas une forme indirecte de l'œuvre, une conséquence de la substance ? L'avion de ligne innovant l'écrasement au sol ou contre les Twin Towers tout autant que son décollage de l'aéroport…le navire, le paquebot inventant son naufrage concurremment à son lancement, en 1912, devant l'engloutissement du Titanic, navire insubmersible selon les critères promotionnels de la White Star ? En fait, l'accident est un attentat à la pudeur de la substance , un dévoilement de sa nudité, de la misère de ce qui est devant ce qui arrive inopinément – à l'homme comme à ses créations. D'où l'actualité de cette question de l'événement majeur en ce début du 21 e siècle. A l‘heure où la médiatisation à outrance bouleverse la création sous toutes ses formes, que reste t'il de la notion d'œuvre alors même que celle de « chef d'œuvre » a depuis longtemps disparu avec le compagnonnage ? Que reste t'il parallèlement de l'auteur, du créateur, depuis que Dieu est mort, selon la logique promotionnelle, elle aussi, de Frédéric Nietzche ? Aujourd'hui, lorsque Karl Heinz Stockhausen déclare, à propos de l'attentat du World Trade Center et de Satan : « c'est la plus grande œuvre d'art jamais réalisée », il accrédite l'idée d'un retour du tragique et aussi d'un chef d'œuvre oublié, ce chef d'œuvre en négatif, qui, à l'image de l'accident, n'est jamais qu'un miracle à l'envers , un miracle laïque en somme. […] Nous sommes aujourd'hui en face de la menace, non plus d'une démocratie d'opinion qui remplacerait la démocratie représentative des partis politiques, mais bien de la démesure d'une démocratie d'émotion ; d'une émotion collective à la fois synchronisée et globalisée dont le modèle pourrait être celui d'un télé-évangélisme postpolitique. Après les ravages connus de la démocratie d'opinion et les délires de la politique-spectacle dont l'élection d'Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de Californie est l'un des derniers avatars, on imagine aisément ceux de cette « démocratie d'émotion publique » qui risque de dissoudre, comme de l'acide, l'opinion publique, au profit d'une émotion collectiviste instantanée dont abusent tout autant les prêcheurs populistes que les commentateurs sportifs ou les animateurs de rave-party. En poursuivant ainsi, la mondialisation-modélisation déboucherait fatalement sur la transe politique que mettaient en scène, naguère, les scénographes du nazisme – au stade de Nuremberg ou au palais des sports de Berlin, en 1943…sans parler des jeux du stade à l'Est et jusqu'en Asie. Après la consommation extatique des produits, dénoncée par Naomi Klein dans son livres No Logo, serait venu le temps (le temps réel) d'une communication extatique, et souvent même, d'une communion hystérique dont les gourous sectaires ont le secret ; l'opinion publique se muant soudain en une émotion transpolitique, à l'échelle de la soi disant « civilisation globale ». Si l'interactivité est à l'information ce que la radioactivité est à l'énergie, nous sommes ici devant l'extrême limite de l'intelligence politique, puisque la RE-PRESENTATION politique disparaît dans l'instantanéité de la communication, au profit d'un pure et simple PRESENTATION Après la longue histoire de la standardisation de l'opinion publique de l'époque de la révolution industrielle et de ses systèmes de reproduction à l'identique, nous entrons dans l'ère d'une synchronisation de l'émotion collective qui favorise, avec la révolution informationnelle, non plus l'ancien collectivisme bureaucratique des régimes totalitaires, mais ce que l'on pourrait paradoxalement dénommer un individualisme de masse – puisque c'est chacun, un pat un, qui subit, au même instant, le conditionnement mass médiatique. VILLE PANIQUE« Lorsque la peur me prend, j'invente une image », disait Goethe. Aujourd'hui, nul besoin d'inventer une telle imagerie mentale, l'image instrumentale nous est instantanément fournie par la télévision. Relatant l'explosion en vol de la navette Columbia, un journaliste constatait : « comme si la répétition remédiait seule à l'inexplicable, l'image en boucle devient la signature des désastres contemporains ». Ainsi, à la ronde incessante des satellites de l'immense périphérique de la Ville-Monde s'ajoute désormais la mise en boucle des images terrorisantes ; « état de siège » de l'esprit du téléspectateur dont le résultat le plus évident des cette psychose OBSIDIONALE qui affecte les populations de l'ère de la globalisation. A défaut d'une écriture du désastre aisément compréhensible par chacun, les moyens de télécommunications de masse nous imposent leur signature pour identifier la terreur. […] Finalement, la compression temporelle des télécommunications interactives a largement préfiguré les méfaits d'une saturation spatiale et démographique de nos agglomérations métropolitaines, dont certains urbanistes s'étaient fait les dénonciateurs. Non, n'en déplaise à Malthus, l'espace géophysique n'est pas insuffisant pour l'humanité, c'est le temps, l'espace temps métagéophysique des transports et des transmissions instantanées qui est devenu illusoire, par son délire d'émancipation extraterrestre vers un monde virtuel celui-là, sixième continent » dont l'idée fixe ne semble inquiéter que les foules, mais nullement ces scientifiques adeptes d'un refus de la multiplicité ; refus qui mène à l'inertie carcérale, cette INERTIE POLAIRE que l'accélération du réel provoquera fatalement demain ou après demain. Mais, après tout, c'est cela même le fantastique transpolitque, un monde figé dans le monopole de sa finitude. « La terre est une grosse planète qui va dans le ciel couverte de fous » constatait Fontenelle. Depuis lors, la PHILOFOLIE des puissants n'a cessé, hélas, de réduire à rien cette planète…à rien, c'est à dire à quelques villes atrophiées qui se prennent pour l'épicentre du monde, alors qu'elles ne sont que des citadelles perdues, autrement dit des cibles pour le feu du ciel ! De fait, depuis le début du troisième millénaire, l'espace géostratégique dans lequel évoluaient la défense et le droit des nations s'est réduit comme peau de chagrin. Un chercheur eu Hudson Institute de Washington l'explique : L'Amérique est à la tête d'un empire, mais cet ensemble est un empire LIBERAL, et non territorial. LE CREPUSCULE DES LIEUXEncouragés per l'immédiateté des transmissions, nous n'attendons plus que la suite du film, de cette émission globale où le monde se donne à voir par le truchement d'un moniteur ou, plus exactement, d'un TERMINAL. Soudain, l'interface du cadre cathodique remplace la ligne de la surface du sol et du volume du ciel, de tous les sols et de chacun des ciels, de l'extrême limite à l'extrême proximité des antipodes ! Supposons maintenant que tout soit non seulement déjà vu dans l'étrange lucarne, mais encore déjà là dans l'étrange lucarne, installé à demeure dans l'hyperproximité médiatique d'une transparence spectrale, à la fois devant nos yeux, mais encore devant nous, tout contre nous. Si tout est là, déjà là, à portée de main, l'incarcération, elle, est à son comble. A l'exemple de la pression de l'eau sur le nageur des profondeurs sous-marines, le voyageur subit l'énorme compression temporelle des distances géophysiques A cet instant précis, le voyageur immobile subit non seulement la pression atmosphérique mais aussi l'écrasement télescopique des paysages, de ces horizons TELE-OBJECTIFS qui supplantent les limites topographiques. Désormais, il n'y a plus d'avant, plus d'après, seulement le « pendant »…le CONTINUUM d'espace-temps s'est figé dans l'immobilité cadavérique d'une sorte d'éternel présent, ou, plutôt, dans l'éternelle présentation d'un voyage sans déplacement, d'un trajet SUR PLACE où l'aller et le retour ont perdu leur sens giratoire, pour co-exister, coïncider dans un maintenant dépourvu d'ici Après avoir su miniaturiser les OBJETS, les machines, les moteurs, la technique est enfin parvenue à ses fins en miniaturisant les TRAJETS, les confins du monde, réalisant, de la sorte, un type nouveau de « pollution », non seulement des SUBSTANCES mais également des DISTANCES…la longueur, la largeur, la hauteur ou la profondeur perdant leur importance géométrique au seul profit de la platitude d'un relief sans relief, où la perspective du TEMPS REEL de la réception des signaux l'emporte définitivement sur celle de L'ESPACE REEL du Quattrocento. |
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